À la lueur du diamant doré, je me remémorais mes 92 premières neiges.
Le temps semblait s'écouler de plus en plus rapidement dans mes veines.
Bien enfoncée dans mon fauteuil d'acier, j'observais mon reflet briller dans la lucarne de ma chambre.
Une tignasse terne. Des doigts noueux. Un dos vouté.
À la lisière de mon existence, je ne puis m'empêcher de regarder derrière mon épaule. Et si je pouvais un jour revivre ma vie, que ferais-je autrement ?
Si je pouvais verdoyer à nouveau, je prendrais les choses moins au sérieux.
J'oserais embrasser encore plus fougueusement les fortunes de mer, les faux pas et les folies.
Je m'efforcerais de me sustenter uniquement d'ataraxie et mangerais moins de navets.
Si la vie s'élevait devant moi, je ne laisserais pas le fugace et frêle présent s'échapper.
♦ J'ai pris rendez-vous avec elle plusieurs fois ce mois-ci.Nous avions trente jours pour nous retrouver. Je crois que nous n’avions jamais passé autant de temps ensemble.
Quand je l’ai rencontrée, elle m’a dit qu’elle préférait créer avec les autres ou pour les autres. Qu’elle aimait partager l’art et se laisser surprendre de ce que la création collective pouvait lui apporter comme surprise. Elle m’a également confié qu’elle ne se consacrait jamais à réaliser ses propres projets. Elle n’a pas su répondre quand je lui ai demandé pourquoi. Je crois qu’elle n’ose pas encore me le dire.
Je l'ai prise en photo. J'ai choisi un angle de vue, une perspective, une façon de la sentir. Avant tout, ce sont ses yeux qui m’ont touchés. Ils parlaient d’un vide.
J'ai observé tous les détails de sa peau, la profondeur de son regard absent et son iris absinthe. La composition de son visage, la taille de sa bouche et de son nez. La couleur de ses lèvres, la lumière qui s'y déposait.
Je l’ai jugé sans vergogne. Elle ne me regardait jamais, mais moi profondément et j'ai pu voir dans ses yeux l'ampleur de ses rêves.
Je me promène dans le quartier Wemtenga, autrefois village Mossi, situé au nord-est de Ouagadougou. Je suis avec le petit Sébastien. Arrivés devant une grande cours qu’il pointe du doigt, il me lance :
- Ici, c'est le Naba.
- Le Quoi ?
- Le Naba, c'est le chef du quartier.all
Ce que j'apprécie avec les enfants c'est qu'on apprend très vite les choses essentielles.
- Il prépare quoi ?
- Demain il fête son 12è anniversaire.
C’est un rendez-vous.
Lendemain matin. Je suis accompagné des mes amis, I.B et Ousmane.
A peine arrivés devant la cour, un coup de mortier retentit à deux mètres de moi. Mes tympans explosent, mes oreilles sifflent et je mets 10 bonnes secondes à recouvrer la vue. J'en ai perdu mon chapeau. Des filles ricanent allègrement. I.B, lui, a pris la fuite...
Dans la cour on peut entendre des chants, on nous invite à boire un coup. Il fait une chaleur écrasante, j'enfile les Fantas. La bière, qu'Ousmane semble apprécier, me paraît à cette heure là, tenir du suicide. On aperçoit des danseurs en habits traditionnels Mossis.
Leur danse est très rythmée, ils portent des casques sur lesquels je reconnais des Ojos de Dio que l'on retrouve aussi dans la culture latino-américaine.
Le plus grand d'entre eux, « un Peul » me dit Ousmane en déduisant son origine d'après son fasciés, ouvre grand ses yeux, me fixe et s'approche de moi. La musique s'intensifie, je suis pétrifié. Je rigole mais en vérité je suis mort de peur. Il ne me lâche pas des yeux, écarquillés, et me rappellent le regard des gens sous amphétamine. J'ai envie de danser à mon tour, pour lui répondre, mais je doute que ce soit approprié.
On me souffle dans l'oreille :
- Il faut que tu le travailles!
Le fameux farotage. Dans cette fête je suis le seul blanc, et ma couleur de peau lui laisse penser que j'en ai plein les poches.
- Mais... j'ai rien sur moi!
M'en allant chez le Naba Ligdi, littéralement « le naba qui a de l'argent», il ne m'avait pas semblé judicieux d'en prendre sur moi.
La rythmique est a priori aléatoire mais petit à petit je découvre une polyrythmie que j'affectionne depuis des années : le « deux pour trois ». Un danseur joue des croches avec des pièces de métal tenues entre ses mains (son de cloche), tandis que les deux autres danseurs l'accompagnent en jouant des triolets de croches, sur des tambours coincés sous ses bras (des lungas si je ne me trompe pas).
On a ici la rencontre des rythmes binaire et ternaire. Je suis sidéré de découvrir un aspect musical aussi complexe chez...
- Prise de conscience : Chez qui? Chez quoi? Mh... et puis pourquoi pas?
Je me remémore une anecdote de mon ami guitariste Josué. Un jour qu'il pratiquait une de ses compositions, une "blanche" s'arrêta et marqua un silence (deux temps). Quand il eut terminé ses arpèges, elle lui lança « Dis-donc tu joues comme un blanc ! ». À son tour de s'énerver : « Vous les blancs, vous volez notre musique, et après vous dites qu'on joue comme vous »
Je m'approche d'une grande dalle blanche sur laquelle des enfants dansent et rient. Je m'assois près d'eux, ils jouent avec mes cheveux. Après un moment je me lève et les rejoins en essayant de danser comme eux. Eclats de rire. J'aperçois une pierre avec des inscriptions. Il y a un nom, suivi de deux dates...
- Mais... On danse sur une tombe!
On a le droit?
Les enfants ne comprennent pas ma question. Rires encore.
C'est dingue.
Moi aussi quand je serai mort je veux qu'on me transforme en piste de danse, que les arrières-petits enfants de mes petits enfants viennent célébrer en mon endroit.
Il s'agit de la tombe de l'ancêtre de la famille où est enterré l'ancien Naba.
Je descends, m'apprête à quitter les lieux quand le chant d'un vieillard retient mon attention. Je m'assois près de lui, imité par les enfants qui jusque là ne se souciaient pas de lui.
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Le vieux est assis sur une natte, au pied d'un arbuste. Il est aveugle. Il cogne sur une tige en
métal de manière saccadée à l'aide de bagues enfilées aux doigts. Il chante en moré.
Dans l'assemblée juvénile, je me trouve un interprète.
- Il dit quoi?
- Euh... (se concentre) il cite le nom des ancêtres du Naba.
- Ah, c'est une sorte de généalogie?
(regard muet) L'enfant dit oui pour rester poli.
- Et il fait ça depuis quand?
- 150 ans.
L’enfant s'adresse au vieux. Celui-ci tend une main au hasard, je lui donne la mienne. Il pose des questions, l'enfant traduit, nous faisons les présentations.
Je lui dis que j'aime beaucoup son chant. Il m'invite à le filmer. Par chance, j'ai apporté mon micro, et un crayon.
Epilogue :
Avant de quitter je « croque » le visage du danseur. Ils sont assis, se reposent d’avoir danser une journée sans s’arrêter. Encre de chine, à la Pratt, silhouette noire et fond aquarelle.
J’appelle mon « interprète »
- Dis-lui qu’il m’a transmis son art, et qu’en échange je lui transmets le mien »
Je lui tends le dessin, en posant un genou pour m’incliner. Il semble ravi et balbutie un « Merci beaucoup » dans ma langue. Je lui réponds en moré : Barka ! Un hôte s’interpose rapidement entre nous, apparemment contrarié. De toute la journée, personne n’avait adressé la parole aux danseurs. Sans doute ai-je franchi un tabou.
De toute façon, je n’ai jamais été très bon avec les traditions.
Un lieu, enfin. Un rendez-vous, coin William et Eleanor, quelque part entre décembre 2015 et mai 2016. Du concret qui perce notre bulle jusque là construite de rêves. Et qui déstabilise.
Nous regarderons la ville de bas en haut, nous qui sommes habitués au contraire. Notre champ de vision nordique sera obstrué par les gratte-ciel, par les tours à bureau, le centre-ville dans toute son exubérance. Nous verrons Montréal autrement, verrons quotidiennement son américanité, ses tailleurs et ses complets, sa frénésie qu'on se gardait pour les occasions spéciales.
Amener du contraste
Balancer les couleurs
Dans un quartier laboratoire
titanesque pour êtres urbains
créer des îlots de chaleur
humaine
Car il ne faut pas se fier aux apparences. Avec de la chance, il y aura encore les vestiges d'avant, les restes d'une époque révolue, ouvrière et populaire. De quoi s'attacher au quartier, se rattacher à ses racines. Et il y aura le canal, sans doute plongé dans l'ombre par des nids d'oiseaux rares, mais où coulera toujours cette même eau, un cycle qui se renouvelle sans cesse, et où s'étirent des chemins aux détours invitants.
Canal et basse ville
Y investir les interstices et faire germer des vivaces
Créer du chez-soi collectif
et planter des tournesols
à l'ombre des tours à condos
Et il y aura toujours les symboliques bancs d'église à l'air libre qui contemplent les grands arbres, comme s'il fallait saisir ce mince espoir verdoyant, cette nature qui se déploie envers et contre tout, et s'en faire une foi.
Au moment où l'on choisit
le moins facile l'inattendu le pas très confortable
on sait que l'on s'en va d'autant plus
vers un futur à bousculer, démultiplier et confronter, vers un futur à créer.
Frappe, Une seconde et il était là. Fraction d'espace, rencontre lumineuse. Frappe, Une minute de retard. Sur le long de la fenêtre se touche une larme de pluie. Grillage du temps sur la feuille de calcul des moments. Elle se croise, il se pousse. Revenir en arrière s'avère impossible, le prochain rendez-vous marquera l'heure. Glissade des mécaniques qui roulent et s'effacent. Frappe, Elle était là, il n'y était plus. Tristes fleurs en main. Il s'évanouit en un souvenir de poudre d'argent. Frappe, Le sifflet du train se fait entendre au loin. Partir là-bas d'une gare à l'autre. Et espérer quelque part peut-être entre les astres. Frappe, Rien n'est plus comme avant, il n'y a plus de gare, plus d'espace, plus d'attente. Tous vont si vite, se dit-elle. Elle marche contre le vent, Sa chevelure grise s'évapore dans la brume du matin. Voilà maintenant soixante ans qu'elle attend, Mais le train ne viendra jamais, la guerre est finie.
Texte: Maxime Charbonneau Illustration: Mélissa Pilon